Est-ce que l’enseignement bilingue doit viser avant tout une meilleure maîtrise de deux langues ? Est-ce que la discipline doit se limiter à offrir un domaine d’acquisition langagière plus vaste que la seule classe de langue ? Que peut apporter à une discipline scolaire l’emploi de deux langues ? Devrait-il y avoir un apport réciproque entre les langues et la discipline? Et dans ce cas, en quoi consiste-t-il ?
Le prétexte a cette réflexion m’a été offert par l’écoute récente du podcast d’une assez ancienne émission radiophonique de Tout un monde (sur France Culture) dont le titre est Des histoires nationales aux histoires partagées: travaux en cours… (émission du 21 janvier 2013, qu’il est encore possible d’écouter).
Y sont débattues des questions tout à fait centrales pour l’historien et de nouvelles orientations pour l’historiographie, entre histoires locales, histoires nationales, histoires singulières, histoire globale ou world history, histoires lointaines, histoires connectées etc.
Au cours de l’émission, tout naturellement et de façon tout à fait pertinente, a été évoquée l’entreprise – en partie malheureuse – du Manuel d’histoire franco-allemand, dont l’idée – lancée en 2003 par le Parlement franco-allemand des jeunes – a pris la forme d’un premier volume en 2006 et, actuellement, celle d’un coffret en trois volumes chez Nathan (classes de 2e, 1ère et terminale).
Le processus de construction de ce manuel, tel que décrit au cours de l’émission, est éclairant car il retrace le parcours que tout enseignant – de n’importe quelle discipline – se trouve à entreprendre quand il est confronté à un enseignement bilingue de sa matière.
Les problèmes, en effet, ne se sont pas trouvés là où les rédacteurs du manuel des deux côtés les attendaient. Les périodes, par exemple, n’ont pas posé de problèmes. Les vraies difficultés ont été rencontrées dans l’harmonisation des traditions pédagogiques et dans la conception du manuel. En effet, les traditions de l’enseignement de l’histoire divergent entre la France – qui opte pour le travail sur documents et données et des manuels très allégés – et l’Allemagne – qui préfère des méthodologies très diverses visant à intéresser les élèves (par ex. les jeux de rôle) et des manuels très sévères et consistants.
Au lieu de trancher en faveur d’une méthode ou d’une autre, les auteurs du manuel ont dû procéder à un travail de « conciliation » ou mieux encore de métissage. Je soulignerais pour ma part l’intérêt de cette démarche qui permet une diversification et un enrichissement des méthodologies que l’on constate dans toute expérience bilingue bien menée et pour n’importe quelle discipline.
Par rapport au contenu historique, quand les divergences se sont montrées inconciliables (par exemple face à l’atlantisme des Allemands), le choix a été fait de « mettre en scène les différences » au moyen d’une rubrique Regards croisés, qui a permis de souligner les changements d’optique selon les points de vue et les perspectives adoptés. Or, l’enseignement bilingue de l’histoire conduit souvent l’enseignant et les élèves à ces divergences culturellement connotées des points de vue et à leur traitement en classe: c’est là le plus de l’apport bilingue par rapport à l’enseignement monolingue de cette discipline. Et il ne s’agit nullement d’un plus (uniquement) langagier. C’est tout le contraire. Les deux langues mettent en contact – et parfois en conflit – deux histoires nationales et globalement – pour utiliser les propres mots d’un intervenant – « rendent l’histoire intranquille ». C’est-à-dire elles permettent de mieux enseigner et apprendre l’histoire.
Les raisons évoquées pour l’insuccès relatif de ce manuel auprès des enseignants – qui l’adoptent rarement en France et seulement comme matériel d’appoint – ont trait à une réforme des programmes qui n’a pas tenu compte de l’existence de ce projet et de l’orientation qu’il propose.
Ce coffret de trois volumes et surtout le processus de conception et d’élaboration du manuel constituent – du point de vue des auteurs – un bel exemple à suivre pour d’autres manuels ou, mieux encore à mon avis, matériels didactiques bi- voire trilatéraux et tout spécialement – mais non exclusivement – dans le cadre d’enseignements bilingues.
A ce propos, je ne peux que vivement conseiller aux lecteurs/trices qui seraient intéressé(e)s à approfondir cette thématique des enseignements disciplinaires en plus d’une langue à avoir recours à la brochure produite par l’ADEB : Enseignement bilingue – Le Professeur de « Discipline Non Linguistique » – Statut, fonctions, pratiques pédagogiques.