Plurilinguisme : du handicap à la supériorité?

Les prises de position par rapport au plurilinguisme (incluant le bilinguisme) se font souvent – et façon tout aussi véhémente – soit (minoritairement) dans le sens de l’opposition soit (majoritairement) dans celui de la valorisation. Comme si monolinguisme et plurilinguisme étaient porteurs de valeurs fondamentalement opposées.

Ainsi voit-on fleurir les écrits et les discours qui vantent les avantages multiples du plurilinguisme et laissent dans l’ombre de l’implicite le handicap que constituerait le monolinguisme. Ce qui a pour  effet de susciter l’irritation de ceux qui, locuteurs ou chercheurs – soient se percevant plutôt comme monolingues (mais pas, pour autant, handicapés), soient ne partageant pas certains enthousiasmes en faveur du plurilinguisme – prennent décidément position contre ces discours apologétiques.

Il importe de sortir de cette dichotomie et d’envisager la question différemment, de façon beaucoup plus nuancée. Mais pour ce faire, il faut se dépouiller de certaines fausses certitudes et a-priori.

Ceux qui, comme moi et comme la plupart des locuteurs sur cette terre, ont eu une expérience directe et continue du plurilinguisme depuis leur plus tendre enfance, ont beaucoup de mal à entrer dans le moule réflexif – et quelque peu contraignant – du monolinguisme et de son idéologie. Ce moule a, par ailleurs, longtemps et sévèrement sévi. Face aux enthousiasmes actuels, il est possible (voire tentant) d’oublier l’ostracisme dont le bilinguisme (et a fortiori le plurilinguisme) ont fait l’objet dans le temps. Qui plus est, force est de reconnaître que, malgré tout et paradoxalement, l’idéologie monolingue est encore très présente dans les réflexions sur les langues – y compris sur le bi-/plurilinguisme, où elle œuvre subrepticement.

Ce qui ne signifie pas qu’il faille envisager le plurilinguisme comme une supériorité dont se vanter et le monolinguisme comme une honte dont se cacher. Les confins entre monolinguisme et plurilinguisme sont, par ailleurs, beaucoup plus flous qu’il n’y paraît à première vue.

Commençons par relativiser les deux notions. La personne plurilingue que je suis a tendance à voir la pluralité dans chaque langue singulièrement prise, pour monolithique qu’elle puisse paraître, car chaque langue comporte :

  • une pluralité de réalisations géographiques au cours d’un temps donné  : la façon de parler une langue varie selon les endroits où elle est parlée (prosodie, lexique, prononciation, locutions …)
  • une pluralité de variations dans le temps : on ne parle pas une langue de nos jours comme on la parlait il y a 100 ans ni non plus comme on la parlera dans 50 ans
  • une pluralité de variations selon le médium utilisé : un même message s’écrira différemment si on le transmet par lettre, par courriel ou par télégramme
  • une pluralité et diversité de variations selon les classes et les groupes sociaux: la langue parlée par les jeunes présente des différences et des innovations (souvent transitoires)  par rapport à la langue des adultes, les classes populaires ont des compétences langagières autres que celles des classes bourgeoises
  • une pluralité et diversité de ses réalisations selon les situations sociales où elle est utilisée : un  même sujet sera traité dans des registres différents si on en parle au petit déjeuner avec son mari, dans une conférence ou dans un article.

Toute langue, singulièrement prise, est donc déjà intrinsèquement plurielle.

En imaginant un élève qui parle uniquement italien en Italie ou français en France, l’école ajoute encore à cette pluralité en lui apprenant les variétés de la langue de scolarisation utilisées par chacune des matières et disciplines inscrites dans les programmes (avec leurs genres de discours, leurs routines argumentatives, leurs lexiques spécifiques …). Toute l’action de l’école, pour ce qui est de l’éducation linguistique, consiste fondamentale à offrir à l’élève les expériences d’apprentissage qui lui permettront d’élargir, d’enrichir et de diversifier son répertoire linguistique initial. C’est aussi dans ce sens que l’on parle d' »éducation plurilingue ».

Pour revenir à la question qui nous occupe ici, il serait possible, de façon quelque peu extrême, d’affirmer que le monolinguisme n’existe pas car tout locuteur, même d’une seule langue, est plongé dans la pluralité linguistique.

La personne plurilingue conjugue cette pluralité interne de toute langue avec une pluralité, plus ou moins ample, de langues. Si, dans le temps, le bilingue et le plurilingue ont été perçus comme des sujets problématiques par une recherche ayant adopté l’idéologie monolingue, nous assistons de nos jours, comme par une sorte de renversement, à une hypervalorisation du plurilinguisme. D’où la pléthore de discours argumentant amplement ses bienfaits.

Tout en militant pour le plurilinguisme, je considère qu’il importe d’adopter un positionnement plus équilibré, car le plurilingue n’est pas supérieur à un monolingue, il est différent de lui : c’est un locuteur qui a des compétences qualitativement différentes – et non, dans l’absolu, supérieures – par rapport au locuteur monolingue. Il se caractérise aussi par des fonctionnements cognitifs et discursifs différents.

Que le fait de maîtriser de façon variable plusieurs langues puisse l’avantager dans plusieurs domaines (études, vie professionnelle, salaire, niveau de vie, publications etc.), relève d’une autre réflexion qui touche à la dimension aussi bien instrumentale du plurilinguisme qu’à sa dimension symbolique.

Je m’en tiens ici, sans doute de façon quelque peu artificielle, au niveau psycholinguistique et discursif, l’intention étant de souligner l’importance de sortir d’un discours préalable d’attribution de valeur. Par analogie, il importerait que la même attitude soit assumée par les pourfendeurs de l’orientation plurilingue.

Pour ce qui est de la dimension sociale des langues, j’estime par contre ce discours de neutralité beaucoup plus difficile à tenir, car les langues participent à ce niveau-là des dynamiques liées au pouvoir symbolique et au pouvoir tout court.

Pour preuve, les débats violents que provoquent les mesures prises en faveur de l’anglais langue étrangère dans nos systèmes éducatifs et dans les établissements d’enseignement supérieur …

Quelques lectures à faire

Il a déjà été question ici même de la personne bilingue et de ce qui la caractérise. Des lectures qu’il est possible de faire à ce sujet ont également été indiquées.

Sur le bilinguisme dans toutes ses formes:

BAKER, C. & PRYS JONES, S. (1998) : Encyclopedia of Bilingualism and Bilingual Education, Clevedon, Multilingual Matters, 758.

Sur le bilinguisme et la période où il a été considéré comme un handicap:

TABOURET, A.-K. (2011) : Le bilinguisme en procès (1840 – 1940), Limoges, Editions Lambert –Lucas, 192.

Sur la variation en langue française:

GADET, F. (1997) : Le français ordinaire, Paris, Armand Colin, 153.

GADET, F. (2003) : La variation sociale, Paris, Ophrys, 135.

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