Politique linguistique et démocratie participative

Il est des moments où la sauvegarde d’une langue est assumée et assurée par ses locuteurs, par leurs luttes et leur militantisme, dans un mouvement du bas vers le haut (bottom – up). Ce sont des moments d’exaltation et d’enthousiasme, d’activisme et de revendications, de vitalité et d’espoir.

Il est d’autres moments où la langue devient l’otage des politiques, leur champ de bataille privilégié, qu’ils soient d’un camp ou d’un autre. Pour des enjeux autres que la langue et que ses locuteurs. C’est le mouvement opposé du haut vers le bas (top – down) : souvent celui de l’imposition, de la censure, de l’absence de discussion et de négociation. Ce sont les pires moments pour une langue et ses locuteurs.

C’est ce qui se passe en ce moment au Val d’Aoste où des décisions importantes pour l’une des langues du répertoire régional – le français – font l’objet non pas d’un débat social ouvert, serein, sur la base d’arguments et de motivations proposés par les citoyens eux-mêmes, mais d’obscures, mystérieuses manigances politiques qui se trament dans les « bureaux » et dans les « couloirs » du pouvoir sans que le citoyen en soit informé (au moins) et surtout concerné.

Ce dont semble se plaindre, bien tardivement, l’ancien Assesseur de l’Éducation et de la Culture, actuellement passé à l’opposition, qui, pourtant, doit auparavant avoir bien profité de ce système, tout au moins dans le cas précis que je présenterai plus loin (Hone, le 3 janvier 2013 – Présentation de l’Union Valdotaine progressiste –  transcription d’un extrait de son discours oral)

Oggi assistiamo alle stanze chiuse, alle stanze chiuse del potere, della politiche che abbiamo parlato in questo periodo dove en petit comité si decidono le cose, salvo poi all’esterno non poterne parlare o parlare solamente delle cose di cui si è autorizzati, filtrate, interpretate. Oggi c’è uno stacco tra la comunità e la politica, tra la gente e le istituzioni e soprattutto nelle stanze chiuse del potere si decidono cose che assolutamente non sono di interazione con la comunità e non sono portatrici non parliamo delle lobbies ma degli interessi veri della comunità.

Le problème: que veut-on faire du français au Val d’Aoste?

Certes, le chef du gouvernement actuel le déclarait encore en 2011 « langue maternelle » dans un discours, par ailleurs, amplement consensuel:

La cohabitation, en Vallée d’Aoste […] d’une langue au grand prestige international comme le Français, notre langue maternelle, avec l’Italien, qui a véhiculé pendant des siècles les extraordinaires contenus de l’art et de la culture de la Péninsule, ne doit pas faire oublier l’importance des dialectes francoprovençaux et germaniques, qui représentent l’expression la plus naturelle et spontanée du peuple valdôtain, et qui trouvent dans les langues littéraires correspondantes – le Français et l’Allemand – leur débouché naturel dans la dimension de la grande communication. (Le Peuple Valdötain, 20/09/2011)

Pourtant en 2010, un an auparavant, le gouvernement qu’il présidait a décidé par sa délibération n° 519 du 26/02/2010 :

d’établir que ce qui est prévu par le Règlement concernant les nouveaux lycées [au niveau national] concernant l’enseignement, en langue étrangère, d’une discipline non linguistique comprise dans les enseignements obligatoires pour tous les étudiants des parcours lycéens se réalise en Vallée d’Aoste au moyen de l’enseignement en Langue Française de l’Histoire, dans l’optique de l’obtention du double diplôme ESABAC (alinéa 7).

Au Val d’Aoste, en somme, le français pourrait devenir une langue étrangère, puisqu’il prend dans les lycées la place qu’occupe au niveau national la langue étrangère.

A’ défaut d’avoir le courage nécessaire pour aborder la réforme bilingue de l’école secondaire du deuxième degré qui languit depuis 1994 (date de la dernière réforme bilingue à l’école secondaire du premier degré), la puissance publique chevauche une réforme nationale qui la débarrasse totalement du « problème ».

Les politiques font ici preuve d’une mémoire bien courte et d’une absence de continuité logique dans leur politique linguistique éducative, puisque l’anglais a été introduit au primaire au Val d’Aoste, avant toute réforme nationale, en argumentant que le français, n’étant pas à considérer comme langue étrangère, il fallait que le curriculum valdôtain en comporte une.

Des politiques de l’opposition se sont bien aperçus de ce changement d’orientation :

La procédure par laquelle les programmes scolaires sont conformés à la situation linguistique valdôtaine est celle des « adaptations », prévues par les articles 38 et 40 du Statut spécial et par la loi 196 de 1978.

L’introduction de l’enseignement de l’histoire en français dans les lycées valdôtains dans les mois passés par l’Assesseur Régional à l’Education et à la Culture a suivi un autre parcours : elle a été faite en vertu de la Réforme Gelmini qui prévoit la possibilité d’introduire dans les lycées des enseignements en « langue étrangère ».

En ce cas, le français a donc été déclassé au rang de langue étrangère. En considération de l’égalité statutaire des langues française et italienne en Vallée d’Aoste, cette opération n’est-elle pas à considérer grave et dangereuse ?

[…] Et de surcroit, est-ce qu’on ne prive pas de cette façon les lycéens valdôtains de bénéficier eux aussi de l’enseignement des langues véritablement étrangères, l’anglais, l’allemand ou autre ? (Patrizia Morelli, Renouveau Valdôtain, juin 2010).

L’auteur considère cette opération comme :

un escamotage qui n’a rien à voir avec une politique scolaire bi-plurilingue sérieuse et de large envergure. Pour l’introduction du français dans l’enseignement de certaines matières, qui est absolument incontournable et ne peut plus être renvoyée, il faut emprunter la voie des adaptations, plus longue et compliquée, mais assurément mieux correspondant aux règles statutaires et à la réalité valdôtaine et mieux garantissant les droits des étudiants valdôtains.

Ajoutons que, si l’ESABAC est une mesure et une stratégie efficace et intelligente pour une relance en Italie de l’étude du français, il représenterait une mesure inadéquate pour sanctionner 11 années d’éducation bi-/plurilingue et de 3 à 5 années d’étude du français aux lycées et il réduirait les matières enseignées dans cette langue à la seule histoire – comme dans le reste de l’Italie. Pour ne pas parler de son inadéquation pour évaluer une « langue maternelle » selon la définition du chef de gouvernement, mais là c’est un autre débat que j’aborderai prochainement.

Et pour non conclure: surtout pas de débat entre les citoyens sur le destin qu’ils veulent réserver au français. Les politiques ne semblent pas considérer qu’ils ont droit à l’information et surtout à la parole. Pire, ils semblent la craindre.

Dommage vraiment : car cette parole serait très probablement plus libre, plus courageuse, novatrice et surprenante que les obscurs, contradictoires agissements des politiques.

NB: La délibération du Gouvernement Régional n° 510/2010 porte le titre suivant:

DETERMINAZIONI IN MERITO AL NUOVO ORDINAMENTO DELL’ISTRUZIONE SECONDARIA SUPERIORE IN VALLE D’AOSTA, DISPOSIZIONI PER LA FORMAZIONE DELLE CLASSI E CONFERMA DEL PIANO DI DIMENSIONAMENTO DELLE ISTITUZIONI SCOLASTICHE REGIONALI DI SCUOLA SECONDARIA SUPERIORE.

7 réflexions au sujet de « Politique linguistique et démocratie participative »

  1. Jean

    Vous avez à la fois raison et tout faux.
    Raison, car en arriver à qualifier le français de langue étrangère est un peu fort même pour les personnages au gouvernement (présent et passé), dont on sait depuis belle lurette qu’ils n’affectionnent ni le français, ni l’italien, ni aucune autre langue d’ailleurs qui ne soit le « money talk ». Mais qui, jusqu’ici, avaient su à tout le moins faire preuve de cette hypocrisie que La Rochefoucauld qualifiait d’hommage rendu par le vice à la vertu.
    Tort, et gravement, parce que si le système ne marche pas et en est arrivé à se retrouver non seulement en panne, mais à régresser, c’est aussi qu’il était mal conçu dès le départ. En condition minoritaire, comme l’était désormais le français à la fin de la seconde guerre mondiale, et en condition minoritaire parce que persécuté y compris par la violence physique, seules des écoles en immersion, qui auraient assuré à la fois l’enseignement de la langue et la protection des élèves, auraient pu marcher. Il n’en a rien été.
    Soyons cependant honnêtes: si l’Etat italien, qui n’avait pas connu de réelle purge antifasciste, ne les aurait surement pas accordées (il n’y a qu’à voir son comportement en matière de retransmission radio et télévisuelle pour s’en convaincre), force est aussi de reconnaitre que nul ne les lui demanda. Le projet de Statut spécial approuvé par le premier conseil régional, qui fut d’ailleurs encore lourdement rogné par l’Assemblée constituante, ne mentionne lui-même la langue qu’à l’article 47…
    Bref, personne n’a semblé vraiment se passionner pour la question, au nom du « concret », philosophie (?) qui a fini par conduire la Vallée d’Aoste à héberger jusqu’au crime organisé calabrais sans s’émouvoir particulièrement.
    Dans ces conditions, comment s’étonner que les politiques craignent le débat? Comment s’étonner que ceux qui élisent triomphalement ces politiciens ne le réclament pas?
    Les carottes sont cuites en Vallée d’Aoste, Madame Cavalli, et pas que pour le français: tout espoir d’une société saine et respectueuse, ouverte et riche en débat, est mort, et mort à jamais.
    Ils (l’État italien) l’auront voulu, nous (les sujets, abusivement qualifiés de « citoyens ») l’aurons permis.
    Maintenant, il est trop tard.

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    1. Marisa Cavalli Auteur de l’article

      Merci de votre commentaire, Jean. Vous êtes le tout premier à réagir et donc tout spécialement bienvenu!!

      Vous aussi, vous avez raison et tort à la fois.

      J’abonde dans votre sens quand vous dites que la politique linguistique valdôtaine a été mal conçue au départ et conduite pire encore par la suite.
      Mais je vous trouve bien indulgent quand vous ne lui reprochez que le modèle adopté pour son école bilingue.
      Nous pourrions discuter des bienfaits et des désavantages de toutes les options scolaires et didactiques possibles: là n’est pas le problème.

      C’est que la politique linguistique valdôtaine a fait plein d’autres erreurs et l’une d’entre elles – la plus grave de toutes – risque d’être fatale pour le français.
      Miser uniquement sur l’école pour revitaliser cette langue, c’est une erreur que nous sommes en train de chèrement payer au Val d’Aoste.
      Certes, les divers gouvernements valdôtains ont bien pris, à côté, des mesures en faveur du français, souvent très coûteuses et tout aussi inefficaces (saisons culturelles bilingues, signalisations bilingues, participations à d’innombrables organisations et associations francophones de par le monde, publications bilingues et autres initiatives similaires).

      Dommage qu’ils n’aient jamais eu conscience qu’il existe une seule mesure qui peut réellement sauvegarder une langue, la seule absolument indispensable pour assurer sa survie.
      Une mesure sans laquelle toutes les autres deviennent inefficaces : la transmission intergénérationnelle.
      Un père, une mère, une grand-mère ou un oncle qui parlent et apprennent cette langue aux jeunes de la famille.
      Les autres mesures peuvent aider, mais, si la transmission intergénérationnelle n’est pas assurée, leur effet est moindre, sinon nul.
      Rien n’a été fait dans ce sens-là au Val d’Aoste.

      Or, l’école assure des compétences en langue française : ce n’est pas à l’école d’impulser son emploi personnel, familial et social.
      C’est plutôt une politique linguistique globale, bien conçue, bien outillée qui doit y pourvoir par des mesures adéquates, qu’elle doit inventer pour son propre contexte.
      Une politique linguistique sensible, attentive et intelligente, qui, face à la complexité des situations plurilingues, ne cède pas, comme en 2010, à la tentation de la simplification.

      Je sais, nous serons d’accord, vous et moi, pour dire que le Val d’Aoste est bien loin de tout cela.
      Sinon nous ne serions pas à deux en train de pleurer, de façon différemment nuancée, il est vrai, sur nos carottes trop cuites.

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  2. Jean

    Chère Madame Cavalli,
    Transmission intergénérationnelle, dites-vous. Certes, mais encore faut-il bien se dire que les choix en la matière changent, et c’est précisément ce changement qui permet à une langue d’avancer et oblige l’autre à reculer.
    Or, ce qui motive ces choix a trait à bien des facteurs. Deux fondamentaux, cependant, dépendent de la puissance publique et c’est sur ceux-ci que je vous propose de discuter.
    Le premier est le facteur humain au sens brut, c’est-à-dire le qui habite où. En Vallée d’Aoste, par une politique de subversion ethnique explicitement assumée, on a modifié la composition du capital humain y résidant. D’abord, par l’encouragement à l’immigration de travailleurs vénitiens et lombards au début du XXe siècle (la Fondation Italica Gens, dont le nom est déjà tout un programme et qui avait pour but de favoriser l’implantation en Vallée d’Aoste des populations susmentionnées, est de 1919…), ensuite par l’afflux massifs de Calabrais, ouvertement favorisé par l’alors directeur des usines Cogne et politicien, M. Froio (le père « spirituel » de M. Milanesio, si vous voyez ce que je veux dire). Ainsi, a-t-on noyauté un îlot francophone par l’insertion d’un groupement exclusivement italophone, qui disposait en plus pour lui de la puissance de la langue de l’Etat.
    Car détrompez-vous sur les phénomènes de transition linguistique : c’est la force, comme partout ailleurs, qui prime. Et c’est là que se situe le véritable désastre de la politique linguistique de l’après-guerre, car le deuxième facteur, la place d’une langue dans une société, a été complètement négligé. Noyautés, démographiquement faibles, les locuteurs francophones auraient eu besoin à tout le moins de la neutralité du secteur public. Il n’en a rien été.
    Pour résumer, une langue minoritaire a une chance de survivre quand, à l’intérieur de l’espace public, quatre facteurs sont assurés :
    – Les écoles en langue. N’en déplaise aux tenants de la théorie de « l’école ne peut pas tout », ce qui est en soi juste, elle peut quand même beaucoup. La bêtification des nouvelles générations commence précisément en milieu scolaire, où les modalités de recrutement des professeurs lui-même indiquent bien que l’on ne veut surtout pas former des citoyens culturellement indépendants, des adultes en un mot. Peguy disait qu’une société qui ne s’enseigne pas est une société qui a honte. On pourrait ajouter qu’une société que l’on veut perdre est une société à laquelle on ne donnera pas d’enseignement utile. Ce procédé, très connu en milieu colonial, est d’autant plus meurtrier pour une minorité linguistique : car, comme vous le remarquez, une fois la colonisation culturelle accomplie, il ne restera plus personne pour pouvoir même la penser : comment puis-je m’imaginer autre chose qu’Italien, si je ne suis qu’italophone ?
    – Les rapports avec la puissance publique : indiquer une langue de choix pour les rapports avec l’administration, voire à fortiori la rendre obligatoire, c’est en fait en décréter la primauté tant au point de vue pratique que symbolique. Je puis être bilingue, et même francophone de naissance et de « transmission », comme vous le dites : il n’en reste pas moins qu’aux Carabiniers (qui pourtant perçoivent une prime de bilinguisme, n’est-ce pas ?) ou au Tribunal je parle mon plus bel italien…
    – L’affichage : vous citez, en passant et me semble-t-il – mais je me trompe peut-être – avec un certain mépris, l’affichage bilingue. Encore faites-vous l’impasse sur le fait qu’il n’est jamais parfait et souvent incomplet : le français, quand il est présent, est toujours en bas, en seconde position, en police plus petite, en italique, en couleur différente, etc. Regardez votre carte d’identité, vous en aurez un exemple. Or, l’effet symbolique de cette minoration est dévastateur. Réfléchissez à ce que paient les entreprises pour un encart publicitaire. Puis, déterminez à combien d’espace visuel occupé ce manque de langue minoritaire ou son caractère minoritaire souligné correspond. Ensuite, faites une multiplication. Cela vous donnera une estimation forcément grossière et exclusivement monétaire, bien sûr, mais une estimation quand même effarante de l’espace publicitaire positif dont dispose l’italien et de celui négatif associé au français ;
    – Les médias. Après l’école, sans doute les grands formateurs des générations de jeunes (et moins jeunes). Or, et quoiqu’on en dise, la télévision joue toujours un rôle déterminant, qui est tout au plus complémentaire aux nouvelles technologies de partage de l’information, mais jamais alternatif à celles-ci (pour l’excellente raison que l’interaction avec le medium se fait différemment). Répétons le raisonnement commercial, et voyons ce dont peuvent disposer les locuteurs francophones versus les italophones : vous arriverez rapidement à des chiffres monstrueux…
    Face à cette pénalisation assassine, il n’est point étonnant que l’on tende à basculer, quand le doute existe, vers la langue la plus forte. Preuve a contrario : quand les quatre facteurs indiqués sont assurés, la langue minoritaire survit, voire même progresse (ce qui indique qu’il existe des arbitrages intergénérationnels en faveur de la langue minoritaire, qui, tout en le restant, n’est plus perçue comme pénalisante).
    Ce que j’écris est banal et très connu, jusqu’en… domaine colonial. Quand ils ont décidé de donner une nouvelle « constitution » à l’Iraq, les conquérants Américains ont décidé d’éviter à tout le moins ce qui d’emblée les aurait désignés comme colonialistes. Et ils ont inséré les quatre points dans la loi fondamentale de ce pauvre pays.
    En revanche, on dirait que ce genre d’information n’est jamais arrivé en Vallée d’Aoste. Ni chez les « spécialistes », qui continuent de défendre un modèle d’éducation bilingue que les faits ont prouvé être désastreux, ni, surtout, les politiciens, qui soutiennent ces mêmes « spécialistes » précisément parce qu’ils leur apportent une – misérable – caution à une politique qui n’a rien à voir avec la protection d’une minorité et tout à faire avec l’enrichissement personnel permis par une confusion savamment entretenue.
    C’est quand la chose manque qu’il faut mettre le mot, écrivait Michelet. La chose (le français) manquant désormais complètement, il faut beaucoup de mots pour en faire oublier l’absence. Tout comme il faut de plus en plus de déclarations fracassantes sur « la lutte contre le crime organisé » pour essayer de masquer le pouvoir croissant qu’il détient en Vallée d’Aoste, etc.
    Bref, au royaume de l’hypocrisie ce sont, comme toujours, les plus petits qui trinquent.
    Rien de nouveau à cela, beaucoup de tristesse malgré tout. Rien ne peut plus être fait, Mme Cavalli, si non déchirer ce voile : admettons la faillite, terminons l’agonie, déclarons le français mort (et peut-être la ‘Ndrangheta reine) et voyons ce que cela donne. De toute façon, cela ne pourra pas être pire que maintenant.
    Ce qui demande cependant, surtout aux personnes de votre niveau, un effort supplémentaire de sincérité : sortir de la troupe des thuriféraires vous fait déjà honneur, mais un pas de plus est nécessaire. Mal nommer les choses c’est ajouter aux malheur du monde : Camus avait à mon sens raison. Si vous le croyez aussi, reconnaissez alors que, dès le départ, aucune chance n’existait et que les dés étaient pipés. Défendre un modèle quand même boiteux ou en attribuer la faillite à de simples circonstances « mystérieuses » comme la transmission intergénérationnelle, sans admettre que celle-ci est affaire de pouvoir et que le pouvoir qui ne voulait en réalité pas sauver le français a accepté ce modèle précisément parce qu’il savait qu’il n’aurait pas marché, ferait tort à votre honnêteté intellectuelle et à votre droiture, que je sais sans faille.
    En très sincère estime,
    Jean

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    1. Marisa Cavalli Auteur de l’article

      Merci, cher Jean, de votre réponse.

      C’est, tout d’abord, le « qui habite où » qui me pose problème. Toute politique linguistique intentionnelle visant à remplacer une langue par une autre est fortement à condamner, comme tout projet de colonisation d’un peuple par un autre (je pense aux pays africains, mais aussi aux Amériques conquises par les Européens et d’autres encore). Il n’y a pas là le moindre doute, car il s’agit d’atteintes aux droits fondamentaux de l’homme.

      Mais le « qui habite où » comme question m’interpelle autrement et plus profondément. J’aimerais qu’il n’y ait pas la moindre ambiguïté là-dessus. Car je suis inconditionnellement attirée par toute forme de métissage et que je considère que toute l’histoire de l’humanité est faite de métissages continuels et qu’enfin ces métissages, quand ils ne sont pas le fruit d’invasions armées, de contraintes, de projets de colonisation, m’ont toujours semblé source d’enrichissement. Bien que (ou justement parce que) née là où la frontière s’élève comme une barrière, je l’ai moi toujours vécue – à l’instar de tant de générations de Valdôtains avant moi – comme un lieu de transition, de passage, et pour moi, être du XXe s., lieu aussi de rencontre avec l’ailleurs, la diversité et l’altérité. Que cette altérité s’installe chez moi (sans l’imposition et sans la force), que j’aille moi la chercher ailleurs, je suis ontologiquement et très positivement fascinée et conquise par elle. Je suis arrière-petite-fille d’un émigré saisonnier et d’une Valdôtaine émigrée à Paris, comme tant d’autres Valdôtains. Je ne peux vraiment pas dénier à d’autres le droit de chercher, à leur tour, du travail au Val d’Aoste.

      Par ailleurs, j’ai toujours été frappée pendant mon adolescence par les propos franchement racistes que j’entendais prononcer par certains représentants politiques contre les immigrés venant du sud de l’Italie et par leur silence fracassant par rapport à cette forme de colonisation – bien plus marquante et violente – dont était victime mon village de la part d’entreprises de construction milanaises, turinoises, gênoises. Que de ravages et de rapines pour transformer mon village dans un grand dortoir pour touristes fortunés!! Personne qui n’ait jamais dit toute la force corruptrice, y compris au niveau de la langue, des valeurs et de la culture, d’un tourisme riche à qui on lâche la bride sur le cou. Parfum d’argent … alors déjà, mais absence aussi de culture et d’idées fortes. Et fragilité des valeurs.

      Quant aux facteurs que vous énumérez, certes ils sont importants, mais, comme par hasard, vous revenez de nouveau à la puissance publique et à ses actions. Sur un point, nous continuons de diverger: moi je vous parle de communauté, de familles, de militants. Je vous parle des Valdôtains du commun, ceux qui seuls ont le véritable pouvoir de changer à fond la situation sociolinguistique de leur environnement. Où sont-ils? Comment agissent-ils dans leur quotidien pour la défense du français? Quelles demandes dirigent-ils vers l’institution? Quelles pressions exercent-ils sur leurs représentants politiques sur la question des langues?

      Grand silence malheureusement, de ce côté-là. Sauf quelques initiatives éparses et méritoires.

      Car, paradoxalement, la puissance publique valdôtaine – et je pense tout spécialement au parti majoritaire actuellement au pouvoir (mais qui l’est depuis belle lurette) – a confisqué toute action de politique linguistique, a absorbé tout élan militant, a dévitalisé toute volonté autonome des locuteurs valdôtains : la langue est une affaire régionale, de l’administration ou d’un parti. Tout vient de « mamma regione ». Et, comme ces politiques ne croient évidemment pas au français sinon comme outil pour des fins politiques autres, ils sont en train de folkloriser les langues (que ce soit le français ou le francoprovençal) et de les vider de leur force en se limitant à en faire un usage « cosmétique » (cf. leurs discours commencés en français et menés jusqu’au bout, sauf les salutations finales, en italien; leurs affiches où le français n’a presque plus de place; leurs messages sur twitter en italien … et cette liste pourrait s’allonger).

      Pire encore, ces politiques sont en train de prendre des décisions, sans concertation avec les Valdôtains, qui seront fatales au français.

      Que d’occasions manquées!! Quelle absence de vision politique!! Quel manque de démocratie!!

      Vous vous en prenez, fort à tort, aux enseignants. Comment une telle classe politique peut-elle les encourager et les motiver quand il est si évident que la question du français est pour elle un faux semblant?

      Quant aux résultats de l’éducation bilingue, permettez-moi de vous inviter à lire les nombreux écrits scientifiques qui en débattent (j’en fournirai au fil du temps des indications): ils contiennent des argumentations bien plus convaincantes que celles que je pourrais personnellement vous soumettre, y compris par rapport au Val d’Aoste, mais que vous risqueriez de considérer comme polluées par ma position idéologique.

      Cela dit, un grand merci de cet échange riche et généreux : c’est de la sorte, par la confrontation de points de vue (partiellement) divergents, par l’accueil critique des arguments proposés par d’autres, qu’il est sans doute possible de ne pas perdre totalement espoir. D’autres comme nous, mais différemment de nous, avec d’autres sensibilités, doivent se désespérer dans leur coin. Et si tant de désespoirs et tant d’idées se coalisaient? Ne serait-il pas concevable d’espérer en une action commune?

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  3. Jean

    Merci, Madame Cavalli, pour votre réponse.
    Qui appelle – mais, je le promets, pour la dernière fois: comme le diraient nos non-amis Américains, il vaut mieux s’arrêter au « we agree to disagree » plutôt que de continuer un dialogue de sourds, fût-il fort stimulant – quelques remarques.
    Vous écrivez que vous êtes « inconditionnellement attirée par toute forme de métissage », à propos du « qui habite où ». Fort bien : encore faut-il savoir de quoi on parle.
    Vous citez les Européens et leur colonisation, entre autres, de l’Amérique du Nord. Ce fut en effet une forme de métissage, qui résiste encore aujourd’hui, l’élément « native », c’est vrai, ayant quel peu reculé… Une forme de métissage obtenue par le biais de massacres sans nom, de maladies comme la variole sciemment répandues, de famine volontairement provoquée etc. L’expression « solution finale » est d’ailleurs historiquement employée pour la première fois par le général Sheridan à propos des Amérindiens, ce que les Anglo-Saxons oublient volontiers de préciser depuis qu’ils « exportent la démocratie » dans le monde.
    Car, et c’est tout le point, vous ne paraissez pas faire la nécessaire distinction entre immigration et colonisation. Pour faire court, dans la première, c’est l’immigré qui s’adapte, dans la seconde le colonisateur s’impose. On a par exemple dit, pour revenir aux U.S.A., qu’ils étaient une terre d’immigrés. C’est faux : c’est une terre de colonisateurs auxquels se sont ensuite ajoutés des immigrés. Les descendants des Pilgrim Fathers (et plus encore de John Smith) appartenaient au premier type, les autres au second. Les premiers ne durent pas, pour revenir à ce qui nous occupe, apprendre le navajo, les seconds, sous peine d’exclusion sociale, durent se mettre à l’anglais.
    Toutes proportions gardées, les Valdôtains étaient des Amérindiens, les Italiens les colonisateurs. Je pourrais vous citer mille exemples qui le prouvent, mais un en particulier vous est connu : la langue du colonisateur n’a pas seulement remplacé celle du colonisé, elle s’évertue, par tous les moyens, à l‘annihiler complètement.
    Or, mélanger les genres sert toujours les intérêts du plus fort : confondre la sympathie humaine que l’on peut éprouver pour des immigrés qui débarquent sans le sou et sont très souvent exploités est une chose, nier qu’ils faisaient partie, sans même souvent le savoir, d’une colonisation de peuplement en est une autre.
    Allons plus loin : vous évoquez la frontière qui s’élève comme une barrière, au-delà de laquelle « l’altérité, l’autre » vous apparaissent particulièrement stimulants et méritant que l’on s’y intéresse. Splendide aveu, en vérité ! Car cette frontière et cet « autre » n’existaient tout bonnement pas avant la colonisation italienne. Il n’y avait pas de frontière et l’ « autre » ne l’était pas. En disant d’ailleurs « autre », vous vous déclarez, en dépit d’une partie de l’histoire de votre famille, profondément, radicalement, primairement oserais-je dire, italienne. L’autre, c’est le Savoyard qui parle français…
    Je sais bien que la violence vous répugne : mais c’est justement de définir autre celui qui fut en réalité le même qui constitue la base de la « logique » fasciste. De ce côté-ci, l’italien, de l’autre (et encore, en 1940…) le français. Et donc, si l’on veut parler français, on a qu’à…
    Mais, plus en profondeur encore, il ya quelque chose de profondément contradictoire dans votre défense du métissage et de l’intérêt de l’autre en même temps. Au bout du compte, si l’on veut que l’autre continue d’exister pour s’y intéresser, il faut bien que le métissage ne soit pas trop poussé, sous peine d’être tous égaux et de ne plus trouver d’ « autre » dont explorer avec curiosité les différences.
    Remarquez, c’est un choix qui se défend : esperanto, croisements poussés, etc. pourraient en effet porter à la constitution d’un peuple seul. Au vu des horreurs commises au nom de la différence, il n’est pas sûr que ce soit un mauvais choix. Je ne le crois en réalité pas possible, mais le point fondamental est que l’on ne peut pas souhaiter en même temps le métissage et la différence.
    Dans le cas d’une minorité, puis, ce métissage s’appelle assimilation et disparition : tout le contraire du droit à la différence, me semble-t-il.
    Un tout petit dernier point sur les Valdôtains et leur (lâche et souvent corrompue) passivité : tout juste, et j’en souffre horriblement, puisque, contrairement à vous qui pouvez à tout le moins ici vous prévaloir d’une italianité triomphante, je me dois de vivre avec ma pauvre « valdôtainité ».
    Néanmoins, et tout en comprenant votre point de vue, typiquement colonisateur sans le savoir (puis-je, pince-sans-rire, vous appeler la Madame Jourdain de la colonisation ?), je trouve un peu excessif de s’en prendre toujours (mais justement, je le répète) à la déchéance des vaincus, sans jamais se demander ouvertement si quelque chose n’a pas pesé dans leur condition actuelle.
    Revenons à nos Amérindiens : ils vivent aujourd’hui dans des réserves autonomes, on leur a accordé la gestion de Casinos pour subvenir à leurs besoins, et ce malgré ils sont souvent abrutis, alcooliques, avec des taux de suicide extrêmement élevés, dirigés par des chefs corrompus, etc. On pourrait (et vous le feriez peut-être si vous habitiez aux Etats-Unis) les blâmer pour leur passivité, pour leur manque d’énergie, pour leur laisser-aller, eux qui se piquent par ailleurs d’avoir été (mais est-ce bien vrai : va savoir…) un peuple fier. « Et puis, quoi ? », ajouterait-on encore. « Ils ont la chance de devoir connaître l’anglais en plus qu’on leur laisse parler leurs dialectes : si ce sont des ratés, ce n’est donc que la faute à eux-mêmes. Au point de se dire qu’après tout, pour brutale qu’elle ait été (mais est-ce bien sûr ?), leur remise au pas leur a sans doute apporté plus qu’elle ne leur a ôté ».
    «Facci dunque uno principe di vincere e mantenere lo stato: e’ mezzi saranno sempre iudicati onorevoli e da ciascuno lodati»: Machiavel, il y a cinq siècles, et sa sagesse n’a hélas pas pris une ride.
    Au passage: un italien, et qui parlait de la puissance publique….
    Un sourire pour finir et bien des compliments pour vos efforts : bien que mal dirigés, ils démontrent à tout le moins une recherche, une inquiétude, une tension vers quelque chose de mieux que la quasi-totalité de vos compatriotes ignorent complètement. Cela ne servira à rien (et de toutes façons rien ne peut désormais être fait), mais cela vous fait honneur.

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    1. Marisa Cavalli Auteur de l’article

      Cher Jean,
      Que vous répondre, sinon que je ne peux qu’être d’accord avec vos derniers mots : « Cela ne servira à rien (et de toutes façons rien ne peut désormais être fait) ».

      Cela ne servira à rien si on continue de pleurnicher sur les fautes des autres, sur la brutalité du passé, sur la méchanceté de l’Etat colonisateur, sur l’injustice qui nous a été faite, sur nos droits piétinés, sur le métissage contraint de notre peuple, sur la réserve indienne que l’on est, métaphoriquement, devenus.

      Cela ne servira à rien et surtout pas à nous ressaisir si nous ne regardons pas les erreurs que nous les Valdôtains nous avons faites. Et nous en avons faites. Et nous continuons d’en faire.

      Cela ne servira à rien de s’enfermer dans un désespoir inactif car «de toutes façons rien ne peut être désormais fait ».

      Cela ne servira à rien si nous ne cueillons pas les occasions qui nous restent – si rabougries soient-elles – de faire quelque chose avec les quelques Valdôtains à qui le français importe encore. Il doit bien en exister une paire ou deux, diantre ! Sinon on est vraiment mal barrés !

      Cela suffit ! Cela vraiment ne nous mène nulle part. Car, occupés dans nos pleurnicheries, dans notre inaction et dans notre silence, nous laissons que d’autres bousillent les dernières chances résiduelles de faire encore quelque chose !

      En toute amitié et en non désespoir de cause

      marisa cavalli

      PS : je me sens aujourd’hui une allure rhétorique vaguement hollandienne, ce qui, ces temps-ci, il faut bien l’admettre, n’augure rien de bon !!!

      PPS : Suite à votre commentaire, j’ai fait en gras un ajout à mon post initial. Je vous le laisse trouver !

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  4. Ping : Valdôtains, aux aguets !!! | De langues et d'autre

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